21 sept. 2010

Ceux qui vivent

C'est un homme entre deux âges qui pêche au filet du haut de North Bridge. Il sait bien que l'eau n'y est plus depuis presque toujours. Mais on ne change pas de longues habitudes. Il ne remonte jamais qu'un peu d'air, parfois un morceau de nuage tombé du ciel. Cela n'a plus d'importance. Tous les jours, il vient, il en a besoin. C'est son quotidien. Jamais à la même heure que la veille, vieille technique apprise auprès des anciens pour tromper ses proies. On n'est jamais trop prudent.

Personne ne sait depuis quand il s'est installé sur ce pont, lui non plus. Il y a longtemps qu'il a tout oublié. Seuls ses gestes sont restés. Il les a tant répetés. Déplier le lourd filet usé par le temps et par le vent. L'empoigner par les deux bouts. Prendre une longue respiration. Bander les bras et contracter le ventre. Soulever d'un geste vif et sûr l'attirail pour le jeter par-dessus bord. Bien tenir pour ne pas le laisser tomber bêtement sur les rails. Et attendre. Lorsqu'il est temps, tirer très fort sur les mailles pour le faire remonter - c'est le seul homme au monde capable de percevoir le signe invisible, muet, inodore que la pêche est finie. Vérifier qu'il ne s'y trouve rien, recommencer.

Les gens de la ville se sont habitués à sa présence, devenue rassurante au fil du temps: le vieux loup est sur son pont, c'est que le Monde tourne rond. Les questions viennent surtout des touristes, il n'y a qu'eux pour oser s'approcher. On tente une conversation. Mais l'homme parle une langue aussi obscure que l'est son occupation. Une langue de vieux marin, aux 'r' roulants comme des vagues hargneuses sur sa langue sablonneuse. Ici on ne l'a jamais compris, il a appris à se taire. Son silence construit son mystère, son visage buriné, sa légende. Bientôt, les magasins de souvenirs auront fait de lui des aimants et des tasses pour les cuisines de ces curieux, qui en prennent aujourd'hui des photos qu'ils colleront dans leurs albums près de celles du château, de la colline, des bus rouges... 'Edimbourg pittoresque'.

On ne saura jamais vraiment si un jour seulement le pêcheur de North Bridge a eu de la chance. Si ces heures passées sur ce pont sous lequel ne coulent plus que des trains auront eu raison de la raison pure. Cette question qui n'appelle pas de réponse fait de cette vie une poésie.

1 commentaire:

  1. Hier était la journée d'Alzheimer !!!

    Edimbourg est vraiment une ville atypique et toi, parfaite observatrice ou écrivain magique, tu as su repérer le signe de la main que te faisait ton futur.

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